La famille Aboussafy-Kirallah

par Tessa Bonduelle et Yves Frenette

Arbre généalogique de la famille Aboussafy-Kirallah. La personne encadré en jaune est Amine Emile Aboussafy.
Source: Ancestry.ca

Dès la fin du dix-neuvième siècle, des individus venant de territoires qui aujourd’hui constituent les États-nations de la Syrie et du Liban migrent et s’établissent dans des régions rurales du Québec.À cette époque, le territoire de la Syrie et du Liban contemporain faisait partie des provinces (vilayet) de Syrie et de Beyrouth de l’Empire Ottoman.

Les vilayet de Syrie et de Beyrouth de l’Empire Ottoman, vers le début du vingtième siècle.

Source : Carte basée sur le livre d’Efraim Karsh, Palestine Betrayed, 2011 (Yale University Press). Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Vilayet_de_Syrie#/media/Fichier:Ottoman_levant.png
Contexte de départ

Entre la fin du 19e siècle et la Première Guerre mondiale, 300,000 personnes émigrent de la Grande Syrie, dont un tiers de la population du moutassarifat du Mont-Liban (une subdivision administrative de l’Empire ottoman). Ce mouvement migratoire, qui commence dans les années 1850, s’accélère à partir de la décennie suivante—période caractérisée par des turbulences économiques et politiques intenses au sein de l’Empire ottoman.

Le moutassarifat du Mont-Liban (entourée de rouge), vers le début du vingtième siècle. Carte postale imprimée par Tüccarzade İbrahim Hilmi Kitaphane-yi Askerı̂ (Presse militaire Tüccarzâde İbrahim Hilmi), vers 1900.

Source : https://www.balkanphila.com/shop/ottoman-vilayet-beirut-lebanon-map-postcard/ (Voir aussi : https://pahor.de/product/beirut-lebanon-بيروت-ولايتى-beirut-vilayeti/)

Rapidement, un commerce de migration fleurit. Le parcours transméditerranéen, transatlantique et parfois transhémisphérique implique un réseau impressionnant d’entreprises maritimes, d’agents de paquebots et de prêteurs d’argent, car émigrer coûte cher. Comme c’est le cas dans d’autres pays d’émigration, des agents-recruteurs venus de Beyrouth et de Tripoli parcourent les villages. Souvent accompagnés d’émigrants déjà établis ailleurs, ils organisent des réunions d’information.

Ces agents facilitent le financement du billet de paquebot : les migrants potentiels hypothèquent leurs terres, empruntent, vendent des objets de valeur, comme des bijoux de famille.

Le S.S. Patria, paquebot de la compagnie Cyprien Fabre, une des plus importantes pour les liaisons transatlantiques. Au début du vingtième siècle, le S.S. Patria dessert les ports de la Syrie, d’Oran, de New York et de la Plata, tous au départ de Marseille. Des ports français, comme Marseille et le Havre, deviennent donc des plaques tournantes du transport maritime, où de nombreux passagers transitent.
Carte postale imprimée par la Compagnie Fabre.

Source : L’Encyclopédie des Messageries Maritimes. http://www.messageries-maritimes.org/patria.htm

Avec le temps, des chaînes migratoires se forment et ce sont des émigrants déjà établis qui envoient de l’argent pour le voyage. La majorité d’entre eux sont des paysans chrétiens (maronites, melkites, orthodoxes) impliqués dans la production de la soie destinée au marché français, qui s’accroît rapidement à partir des années 1860 et qui provoque des bouleversements socio-économiques. L’effondrement de ce secteur dans les années 1880 et 1890 rend pénible la vie des paysans, dont une partie a goûté à la mobilité sociale.

Expert achetant des cocons de soie destinés à la France, en Syrie, environ 1890-1900. Les cocons étaient exportés principalement à Lyon, en France.

Source : Image stéréoscopique produite par Underwood & Underwood, Collection 1899-1908. https://www.gettyimages.ca/detail/news-photo/experts-purchasing-silk-cocoons-for-export-to-france-news-photo/463993991?language=fr
(Voir aussi : https://www.lib.uchicago.edu/e/scrc/findingaids/view.php?eadid=ICU.SPCL.UNDERWOOD)

Un grand nombre de migrants semblent considérer la migration comme temporaire. Ainsi, environ 45 % des émigrants de la « première vague » —c’est-à-dire, les personnes parties des vilayets de Syrie et du Liban à la fin du 19e siècle et au début du 20e—reviennent. Ce pourcentage est équivalent à celui des émigrants européens qui eux aussi rentrent après un séjour plus ou moins long en Amérique à l’époque.

Les mobilités de la famille Aboussafy-Kirallah

La famille Aboussafy-Kirallah constitue un exemple de ces mouvements multidirectionnels. A partir du Mont Liban, les deux branches de cette famille se lancent dans des migrations transméditerranéennes, transatlantiques et transhémisphériques dans les années 1890 et établissent rapidement des chaînes migratoires.

La première trace que nous trouvons d’eux est le séjour d’Amine Émile Aboussafy au Canada en 1895. Nous le retrouvons à Sayabec (Québec) en 1911, avec sa femme Halabea, ses fils Nagib Emil Frank et Helie, nés tous les deux en Syrie, Joseph, George, Michel et Abraham, qui sont, eux, nés au Québec.

Cinquième recensement du Canada, 1911, Sayabec, Québec
Source : Ancestry.com

La même année, il y a aussi dans la région d’autres branches de la famille, notamment Nagyp Aboussafy de Mont-Joli, le frère d’Amine Émile, ainsi que plusieurs neveux et nièces, dont Wadick Kirallah, installé à Saint-Gabriel.

Cinquième recensement du Canada, 1911, Mont-Joli, Québec
Source : Ancestry.com

Malgré le fait qu’une partie de la famille Aboussafy-Kirallah s’enracine au Bas-St Laurent, d’autres membres continuent à sillonner au moins les Amériques. Nous savons, par exemple, qu’Amine Émile est allé dans l’État de Sao Paulo, au Brésil, avant de revenir au Canada en passant par New York en janvier 1912, en compagnie de son neveu Miguel Aboussafy.

Liste des passagers voyageant à bord du Verdi entre Santos et New York, 1912
Source : Ancestry.com

Amine Émile continuera de bouger. Avec sa femme Halabea, ses six fils et son beau-frère Salim Murray, Amine Émile migre vers les environs de Red Deer, en Alberta, ou naît leur fille Émeline.

Recensement du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta, 1916, Wetaskiwin, Alberta
Source : Ancestry.com
Émeline Aboussafy bébé, environ 1915
Source : https://www.unlockthepast.ca/24/people/342
Les sept enfants d’Amine Émile Aboussafy
Source : https://www.unlockthepast.ca/24/people/342

Les Aboussafy-Murray ouvrent le premier magasin-général de Wetaskiwin.

Magasin général Aboussafy and Murray, Wetaskiwin, Alberta, dans les années 1910
Source : https://www.waymarking.com/waymarks/WMZ015_Aboussafy_and_Murray_Store_Wetaskiwin_AB

En 1923, le magasin devient Aboussafy & Sons.

Magasin général Aboussafy & Sons, Wetaskiwin, Alberta, dans les années 1920
Source : http://www.wetaskiwinonline.com/museum/aboussafy_emeline/
Devantures du magasin général Aboussafy & Sons, Wetaskiwin, Alberta, pour les chaussures « Gaytees » en novembre 1939
Source : Photo par Carl Walin, Wetaskiwin, Alberta, et trouvée sur Archives Society of Alberta, https://albertaonrecord.ca/is-wet-39-249
…et les chaussures « Kedettes », en mai 1940.
Source : Photo par Carl Walin, Wetaskiwin, Alberta, et trouvée sur Canadian Archival Information Network, https://archivescanada.accesstomemory.ca/aboussafy-sons-window-display-for-kedettes-shoes-wetaskiwin-alberta

Comme cela avait été le cas au Bas-Saint-Laurent, la stratégie commerciale requiert que la famille Aboussafy se déploie dans le centre de l’Alberta et au-delà.

La branche Kirallah au Bas-St-Laurent

Parmi les nombreux neveux d’Amine et Nagyb Aboussafy qui viennent rejoindre la famille au Bas-Saint-Laurent vers 1897-1898, se trouve Wadick Kirallah. Ce dernier Wadick semble rentrer en Syrie, peut-être pour y chercher d’autres membres de la parenté, car, au printemps 1902, en compagnie de son frère Abraham, il embarque sur le S.S. Gascogne au Havre, à destination de New York, puis de Sainte-Flavie, où il demeure déjà au 1454 rue Notre-Dame.

Le paquebot transatlantique francais La Gascogne sortant du port du Havre.

Source: Mer : la Mer Dans la Nature, la Mer et l’Homme, Paris, France : Librairie Larousse, 1913. Page 218. (Voir aussi : Freshwater and Marine Image Bank, Digital Collections, University of Washington Libraries. https://digitalcollections.lib.washington.edu/digital/collection/fishimages/id/37303/rec/5)
Liste des passagers, S.S. La Gascogne, mai 1902.
Source : Ancestry.com
Détail : Kirallah à New York – destination Sainte-Flavie, 27 mai 1902.
Source : Ancestry.com

Comme les autres hommes du clan, Wadick commence par travailler au magasin général de son oncle Nagyp à Mont-Joli. Puis, il colporte « dans les chemins » du Bas-St-Laurent.

Le fils de Wadick Kirallah raconte ses souvenirs de la vie de son père.

Selon le fils de Wadick Kirallah, c’est en colportant que celui-ci rencontre sa première femme, Adèle Parent, une Canadienne française de Saint-Gabriel, chez qui Wadick était hébergé pendant qu’il « faisait les rangs ». Ensemble, ils décident d’y ouvrir le premier magasin général de Saint-Gabriel.

Wadick se marie et établit le premier magasin général de Saint-Gabriel.

Mais Adèle succombe à la grippe espagnole et Wadick Kirallah se remarie en 1919 à Sainte-Flavie avec une autre Canadienne française, Marie-Louise Bérubé ; ils retournent ensemble à Saint-Gabriel, au magasin général.

Wadick se remarie !

Les deux frères de Wadick suivent le même itinéraire socioprofessionnel. Après avoir été colporteurs, ils ouvrent eux aussi des magasins généraux dans des villages de la région, ainsi que dans la ville de Rivière-du-Loup. En 1935, Abraham finit par mettre sur pied un magasin de vêtements et de chaussures à Rimouski.

Source : Publicités pour A. Kirallah & Cie, parues dans Le Progrès du Golfe, 23 août 1935

Après son décès en 1957, ce sera son neveu, Paul, le plus jeune fils de Wadick, qui reprendra le magasin pour en faire un pilier de la rue principale de Rimouski.

Source : Publicité et vœux du Magasin Kirallah, Le Progrès du Golfe, 8 avril 1960
Source : Publicités et vœux du Magasin Kirallah, Le Progrès du Golfe, 21 mars 1968
Source : Publicités et vœux du Magasin Kirallah, Le Progrès du Golfe, 19 décembre 1969
Kirallah Chaussures

Aujourd’hui, Kirallah Chaussures Dames et Enfants est un magasin bien connu dans la capitale régionale du Bas-Saint-Laurent et dans les environs. Le nom de ce magasin, « Kirallah », ne suscite pas de curiosité ou de surprise auprès de la population, car Kirallah est considéré comme un nom « de la place »

« Depuis trois générations, cette boutique spécialisée offre des chaussures et des accessoires de mode aux femmes et aux enfants. »

Source : Site internet de Kirallah Chaussures dames et enfants, http://www.kirallahchaussures.com/
Kirallah Chaussures « une entreprise familiale rimouskoise, fondée en 1935 », http://www.kirallahchaussures.com/
Source : Photo de Tessa Bonduelle

« Kirallah » devient donc un nom rimouskois à travers la reproduction du capital familial dans un contexte de stratégies matrimoniales et commerciales intimement imbriquées dans les processus de colonisation du Bas-Saint-Laurent et d’enracinement des communautés.

Conclusion

Les trajectoires des Aboussafy-Kirallah font ressortir des constantes dans l’histoire plus globale des migrations : négociation des familles et des individus avec le milieu diasporique, enracinement et la mobilité géographique continus.

Voici des cartes du trajet de la famille Aboussafy-Kirallah.
LA FAMILLE ABOUSSAFY-KIRALLAH
Voici une carte de la trajectoire de la famille Aboussafy-Kirallah. Cliquez sur l’image pour voir une plus grande version de la carte.
LA FAMILLE ABOUSSAFY-KIRALLAH
Voici une vue rapprochée de la trajectoire de la famille Aboussafy-Kirallah en Amérique du Nord.
Cliquez sur l’image pour voir une plus grande version de la carte.
LA FAMILLE ABOUSSAFY-KIRALLAH
Voici une vue rapprochée de la trajectoire de la famille Aboussafy-Kirallah au Québec.
Cliquez sur l’image pour voir une plus grande version de la carte.