par Yves Frenette, Monica Heller et Gabrielle Breton-Carbonneau
Rita et Juliette Beaupré sont respectivement nées en 1925 et en 1930 dans le cinquième rang de Saint-Valérien, localité située au sud-est de Rimouski. Elles habitent maintenant à cet endroit. Les deux sœurs appartiennent à la dixième génération de Beaupré (à l’origine Bonhomme dit Beaupré) en Amérique. Comme beaucoup de Québécois, les Beaupré ont été très mobiles. Ils ont souvent connu la précarité, une précarité adoucie, si l’on peut dire, par les solidarités familiales. Nous traçons d’abord leur ligne paternelle à partir du 17e siècle, avant de décrire la mobilité des sœurs Beaupré elles-mêmes ; on peut avoir l’impression que, entre Saint-Valérien et Rimouski, il n’y a pas eu beaucoup de déplacements, mais on verra que ce n’est pas le cas.
Première génération : Nicolas Bonhomme dit Beaupré (c. 1608-1683) et Catherine Goujet (1616-1679)
Originaire de Sainte-Croix de Fécamp, au pays de Caux, en Normandie, Nicolas Bonhomme arrive à Québec en 1637. Trois ans plus tard, à Trois-Rivières, il épouse Catherine Goujet, originaire de Thury-Harcourt, également situé en Normandie; le mariage est insinué officiellement à Québec. En 1641, leur fille l’aînée meurt; le couple retourne en France en 1642. Il réside à La Rochelle, où naissent deux fils. La famille revient au Québec en 1645. Nicolas et Catherine ont d’autres enfants, dont Ignace, l’ancêtre paternel des sœurs Beaupré, né en 1647 à Québec. Catherine décède en 1679 dans la demeure d’un de ses fils, à l’Ancienne-Lorette. Quatre ans plus tard, c’est au tour de Nicolas, qui vivait alors chez sa fille, à la Côte-Saint-Michel, à Sillery.
Deuxième génération : Ignace Bonhomme (1647-1711) et Agnès Morin (1641-1687)
Ignace épouse en 1671 la veuve Agnès Morin, à Québec. À une date inconnue, le couple s’établit à la Côte Saint-Michel. Agnès décède en 1687 et Ignace meurt à Sainte-Foy en 1711.
Troisième génération : Noël Bonhomme (1684-1755) et Félicité Hamel (1687-1743)
Noël Bonhomme voit le jour à la Côte-Saint-Michel. En 1709, il épouse Félicité Hamel, une jeune fille de l’Ancienne-Lorette, où les nouveaux mariés élisent demeure. En 1718, Noël reçoit une commission d’arpenteur et de mesureur. Il œuvre à Sillery, à l’Île d’Orléans, dans la région de Portneuf, au Bas-Saint-Laurent et surtout dans la Beauce. Il est inhumé auprès de Félicité à l’Ancienne-Lorette.
Quatrième génération : Louis Claude Bonhomme dit Beaupré (1722-1775) et Geneviève Martin (1729-1800)
Louis Claude Bonhomme dit Beaupré voit le jour en 1722 à l’Ancienne-Lorette. Jeune adulte, il migre à Rivière-Ouelle et, en 1749, il épouse Geneviève Martin dans la localité voisine de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, où ils vivent jusque vers 1753. Arpenteur-mesureur comme son père, Louis Claude se déplace souvent et la famille semble le suivre. Ainsi les Bonhomme dit Beaupré sont à Kamouraska en 1753, puis à Québec quatre ans plus tard. En raison de la guerre de Sept Ans, on les retrouve à Terre-Neuve en 1758. La famille revient à Québec en 1763. Puis, pendant cinq ans, on perd sa trace. Les Bonhomme dit Beaupré réapparaissent à Rivière-Ouelle en 1768. Après le décès de Louis-Claude en 1775, Geneviève se remarie dans la localité. Elle y meurt en 1800.
Cinquième génération : Jean Elie Beaupré (1766 ou 1768-1837) et Marie Anne Plourde (1776-1828)
Leur fils Jean-Élie, qui semble le premier de sa lignée à se défaire du patronyme Bonhomme, naît à Rivière-Ouelle, où il épouse Marie-Anne Plourde en 1796. C’est là qu’ils passent leur vie. Jean-Élie meurt dans la localité en 1837, précédé de sa femme neuf ans plus tôt.
Sixième génération : Louis Beaupré (1802-1882) et Mathilde Dionne (1811-1897)
Louis Beaupré et Mathilde Dionne voient tous les deux le jour à Rivière-Ouelle et s’y marient en 1828. Ils déménagent à Saint-Denis de Kamouraska vers 1831. Louis est cultivateur et journalier. Avec trois frères Beaulieu, il va gagner sa vie plus à l’est, au Bic, au service de la compagnie forestière d’Anjou ; Mathilde et les enfants demeurent à Saint-Denis. Le dimanche, jour de congé, les hommes pénètrent dans l’intérieur pour identifier des lots de colonisation sur lesquels ils pourraient s’établir et installer leurs fils. Entre 1847 et 1851, Louis et les frères Beaulieu acquièrent des terres voisines dans le quatrième rang, dans ce qui deviendra la mission (1874), puis la paroisse de Saint-Valérien (1885). Ils font alors venir leurs familles. Les Beaupré et les Beaulieu bâtissent les premières maisons de Saint-Valérien. Comme elles l’avaient fait à Saint-Denis, les deux familles entretiendront des liens matrimoniaux pendant plusieurs générations. Les premiers arrivants seront bientôt suivis par deux frères de Louis et par des cousins. Dans l’arrière-pays du Bic, riche en érables et en bouleaux, on subsiste grâce à une combinaison de travail agricole et de travail forestier, dans une région riche en érables et en bouleaux. Les familles s’entraident, ce qui permet une acclimatation moins pénible. Dans ce milieu rural, les adolescents, garçons et filles, sont vite rompus aux travaux de la ferme. Devenus vieux, Louis et Mathilde passent un contrat de donation entrevifs avec Louis, leur fils aîné, chez qui ils finiront leurs jours. En échange de la propriété, ce dernier, dont le prénom est aussi Louis, s’engage à héberger ses parents et à subvenir à leurs besoins.
Septième génération : Louis Beaupré (1831-1915) et Marcelline Laforêt (1833-1904)
Louis naît à Rivière-Ouelle et épouse Marcelline Laforêt au Bic en 1856. Comme il est l’héritier, le jeune couple habite avec les parents de Louis et ses sept frères et sœurs. Deux d’entre eux, Louis-Alphonse et Joseph-Alphonse, migrent à Fall River (Massachusetts), mais, atteint de tuberculose, ce dernier revient mourir à Saint-Valérien. Un troisième frère, Georges, s’installe à Fort Williams (aujourd’hui Thunder Bay), dans le nord-ouest de l’Ontario.
Huitième génération : Elie Beaupré (1864-1952) et Lucie Hudon dit Beaulieu (1871-1946)
Elie Beaupré et Lucie Hudon dit Beaulieu se marient à Saint-Valérien en 1890, après que la jeune femme ait séjourné aux États-Unis, d’où elle a rapporté une machine à coudre. Comme les jeunes gens sont apparentés, ils doivent obtenir de l’évêque de Rimouski une dispense de consanguinité. Selon Rita et Juliette, il s’agit d’une union entre une famille de cultivateurs à l’aise, les Beaupré, et une famille pauvre, les Beaulieu.
Le couple continue la tradition d’habiter dans la grande demeure paternelle avec les parents d’Elie, qui déclare être cultivateur, tout comme son père. Dix ans plus tard, les mêmes personnes sont recensées au même endroit, mais les rôles sont inversés, Louis et Marcelline s’étant probablement donnés à Elie. C’est ainsi lui qui est chef du ménage. Elie et Lucie ont alors quatre enfants, dont Jules (le père de Rita et Juliette, qui est l’aîné. Vers 1917, le couple déménage à Saint-Alexis-de-Matapédia, où s’est récemment établi François Beaulieu, le frère de Lucie. Apparemment, c’est l’appât de meilleures terres agricoles qui attire ce dernier et le fait qu’il ne s’entend pas avec certains membres de sa famille, y compris ses parents et son frère Henri, avec qui il en serait même venu aux coups. Lucie et Elie s’installent dans une grande maison au village, « le château de la mère Beaupré », comme l’appellent les résidents de Saint-Alexis. Si François, Lucie et Elie décident de migrer plus à l’est au Bas-Saint-Laurent, deux frères Beaulieu ont pris au début du 20e siècle le chemin du sud-est du Manitoba. Pour leur part, trois de leurs sœurs se sont dirigées en 1916 vers la Nouvelle-Angleterre, probablement New Bedford, au Massachusetts, où elles se marieront et passeront le reste de leur vie, revenant souvent dans la maison familiale des Beaulieu, à Saint-Valérien.
Vers 1923, Elie et Lucie se rendent également en Nouvelle-Angleterre, plus précisément à Fall River, au Massachusetts, pour rendre visite à Louis, le frère d’Elie. Le couple a payé lui-même les billets de train et, au moment de traverser la frontière, Elie a sur lui 150 $. Veulent-ils aller y vivre ? On ne le sait, mais trois ans plus tard, ils semblent habiter à Fall River, un séjour qui sera de courte durée. Selon Juliette, sa grand-mère Lucie était attirée par les États-Unis, mais, femme orgueilleuse, elle n’aimait pas qu’on la reprenne lorsqu’elle s’aventurait à prononcer quelques mots en anglais.
Lucie décède en 1946 à Saint-Alexis. Elie, lui, meurt en 1952 à Caraquet, au Nouveau-Brunswick, chez leur petite-fille Juliette, qu’ils ont élevée. Cette dernière a épousé un jeune homme d’ascendance acadienne de Saint-Alexis, qui va pratiquer son métier de barbier à Caraquet.
Neuvième génération : Jules Beaupré (1892-1930) et Marie-Louise Beaulieu (1897-1995)
Jules Beaupré naît dans la demeure ancestrale, au 4e rang de Saint-Valérien, en 1892. C’est l’aîné de la famille, mais n’étant pas le préféré de sa mère, il ne reçoit pas la propriété paternelle, comme c’est la coutume. Il aurait pu acquérir la ferme d’un oncle, mais il possède seulement 400 $ en économies et sa mère refuse de lui fournir les fonds nécessaires pour couvrir le reste du coût de la ferme. Désirant s’établir sur une terre, il part en 1913 pour Saint-André-de-Restigouche, une paroisse de colonisation située à 250 kilomètres au sud-ouest de Saint-Valérien. C’est une localité peuplée surtout par des Acadiens de la Baie-des-Chaleurs qui, comme Jules, ont été séduits par la propagande gouvernementale et cléricale. Âgé alors de 21 ans, Jules s’installe dans le 7e rang, sur une terre en partie défrichée. À Saint-André, comme à Saint-Valérien, la plupart des hommes gagnent leur vie grâce à une combinaison de travail agricole et forestier.
En juillet 1914, le jeune homme revient à Saint-Valérien et demande en mariage sa parente et deuxième voisine, Marie-Louise Beaulieu. Le curé est heureux, car il craignait que Jules épouse une « Cayenne qui ne saurait rien faire ». Tout de suite après la cérémonie, les jeunes mariés se dirigent vers Saint-André, où ils sont rejoints, pendant l’hiver 1915, par la sœur de Jules et son mari, Joseph Turcotte. En juin 1922, Jules, Marie-Louise et leurs enfants retournent à Saint-Valérien, car Jules ne veut plus rester à Saint-André, paroisse voisine de Saint-Alexis, où, comme on l’a vu, sont déménagés ses parents. Sa mère vient d’acheter une ferme pour sa fille et son gendre, ce qui blesse beaucoup Jules, Lucie lui ayant refusé la même faveur huit ans plus tôt. Après avoir séjourné à la maison paternelle, qui est désormais habitée par une sœur et son mari, et travaillé un peu partout, y compris dans les chantiers en arrière de Trois-Pistoles, Jules loue une maison au village en septembre 1923. Pour ramasser des sous, il traverse même le golfe Saint-Laurent pour couper des arbres sur la Côte-Nord. Deux ans plus tard, il est en mesure d’acquérir deux terres, dont une avec une maison et des bâtiments, au 5e rang de Saint-Valérien; un peu plus tard, il en achètera une troisième.
Mais, en 1929, le malheur frappe : Jules tombe gravement malade de tuberculose. Il ne retravaillera plus. Après un court séjour à l’hôpital de Rimouski en janvier 1930, il rentre à la maison et y meurt le 5 avril. Il n’est âgé que de 38 ans.
Dixième génération : Rita Beaupré (1925- ), Juliette Beaupré (1930- )
La famille compte à ce moment onze enfants et un neveu. L’aînée a quinze ans et le bébé, Juliette, seulement neuf jours. Rita a cinq ans. Marie-Louise vend la terre à un homme qui ne réussit pas à la payer. Comme Jules avait contracté une hypothèque de 1000 $ sur la ferme, la banque récupère les propriétés et Marie-Louise perd tout. Démunie, elle réside avec quelques-uns de ses enfants chez son frère et sa belle-sœur à Saint-Valérien, puis, entre 1933 et 1935, elle habite chez une tante âgée, Émilie Beaulieu-Dubé, qui habite dans le quartier Hochelaga, à Montréal, et qui passe ses étés à la campagne, à Lanoraie. Marie-Louise travaille également chez sa sœur et son beau-frère, Émile Bérubé, qui possèdent un magasin de tabac et de bonbons au 2365, rue Sainte-Catherine Est, près de la rue Fullum, ainsi qu’une librairie au 3275, rue Ontario Est, entre les rues Winnipeg et Darling. C’est sans doute là que Marie-Louise est employée.
Pendant les mois précédents, les enfants ont été placés à plusieurs endroits. C’est ainsi que Juliette est mise en pension à Saint-Valérien chez l’aînée de la famille, qui est déjà mariée, et que Rita suit un frère et une sœur au couvent (orphelinat) des sœurs de la Charité, à Rimouski. Puis, Marie-Louise décide de faire venir Juliette à Montréal, parce qu’elle s’ennuie. Une cousine, servante chez des « bourgeois » qui passent l’été au Bic, l’amène dans la métropole.
En 1935, Marie-Louise se remarie à Saint-Valérien avec son beau-frère Joseph Turcotte, lui-même devenu veuf, et avec qui elle aura trois enfants, à Saint-André-de-Restigouche. Juliette vit avec eux, tandis que Rita continue d’être pensionnaire, ne rejoignant la famille que pendant les vacances d’été. Une fois ses études terminées, la jeune femme revient à Saint-André pour enseigner et pour aider sa mère et son beau-père qui est boucher. À partir de 1948, Juliette enseigne aussi pendant deux ou trois ans.
Rita et Juliette ne se quitteront presque plus. En 1952, elles pensionnent chez une sœur à Rimouski pour que Rita, qui est insatisfaite de son salaire d’enseignante (450$ pour dix mois – pas de paie l’été) et des conditions sanitaires à l’école, puisse suivre les cours de sciences prérequis pour poursuivre des études d’infirmière à Montréal. Le départ des deux sœurs pour la métropole est difficile, car le gérant de la Caisse populaire de Saint-André a volé l’argent de l’institution financière et elles perdent toutes leurs économies, soit quelques centaines de dollars.
En février 1953, Rita et Juliette s’installent à Montréal. La première commence ses études à l’Hôpital de la Miséricorde ; la seconde travaille au Département de radiologie de l’hôpital. Juliette suit pendant une courte période des cours du soir qu’elle arrête, parce qu’elle « trouve ça bébé ». Les jeunes femmes habitent à la résidence de l’hôpital, située au 947 rue Cherrier, à l’angle de la rue Mentana. Rita obtient son diplôme en 1956, mais les sœurs Beaupré demeurent à l’appartement 3 de la résidence hospitalière jusqu’à l’année suivante. Elles déménagent alors dans un appartement de la rue Mont-Royal, où elles cohabitent avec une compagne de travail de Rita. Pendant quelques mois, Juliette doit retourner à Saint-André pour s’occuper de son beau-père, Joseph Turcotte, tombé gravement malade et qui mourra peu longtemps après.
À son retour, Juliette travaille pendant seize ans comme commis-comptable au People’s Credit Jeweller, situé au 1121 rue Sainte-Catherine Ouest, à l’ouest de la rue Peel. Pendant un temps, elle est également employée dans un studio de photographie. Pour sa part, Rita continue d’œuvrer comme infirmière à l’Hôpital de la Miséricorde. Leurs salaires augmentant, elles sont en mesure de louer des appartements plus spacieux dans des quartiers plus aisés. Ainsi, en 1957, les deux sœurs déménagent dans le quartier Maisonneuve sur la rue Bourbonnière (2705, app. 1), à l’angle de la rue Boyce (aujourd’hui Pierre-de-Coubertin). En 1965, année où Rita achète sa première automobile, elles s’établissent plus au nord, au 5250 boulevard Pie-IX (app. 1), entre les rues Laurier et Masson. Elles y habitent au moins jusqu’à 1968. Leur dernier logement dans la métropole sera à l’appartement 6, au 11144 du boulevard Pie-IX (Montréal-Nord), entre les rues de Charleroi et Arthur-Champoux, non loin du boulevard Henri-Bourassa.
Quand elles ont déménagé à Montréal, en 1953, les deux sœurs ne connaissaient pas leurs cousins de Saint-Alexis qui y avaient migré avant elles. Elles étaient complètement seules. Mais, avec le temps, elles font la connaissance de ces cousins et d’autres originaires de Kamouraska, ainsi que de membres de la parenté de leur beau-père qui, eux, viennent du Bic. En novembre 1966, leur mère les rejoint, après le départ de son plus jeune fils pour le nord du Québec.
En 1973, Marie-Louise, Rita et Juliette reviennent à Rimouski, en partie parce que la mère s’ennuie de ses autres enfants. Rita et Juliette trouvent la réadaptation au milieu bas-laurentien difficile. Rita devient infirmière à l’hôpital de Rimouski et Juliette occupe divers emplois, notamment au magasin Sears. Elles achètent une maison sur la rue Bernier dans la paroisse Saint-Robert. Marie-Louise meurt en 1995. Vingt ans plus tard, Rita et Juliette déménagent au Manoir Les Générations, sise au 280 avenue Belzile. Après leur décès, elles seront enterrées ensemble à Saint-Valérien.