par Patricia Lamarre, Monica Heller et Jacquelyn Hébert
La vallée de l’Okanagan-Similkameen. Un « entre deux » : l’une rentre, l’autre pas.
À l’été de 2016, à la fin de leur adolescence, Romane Bonenfant et son amie L. ont passé un été à cueillir des cerises dans la vallée d’Okanagan-Similkameen. Elles ont grandi ensemble à Montréal et leurs mères étaient de bonnes amies. Elles ont fréquenté toutes les deux une école primaire alternative et leurs familles ont passé des vacances d’été ensemble dans la péninsule gaspésienne.
Lorsque Romane a terminé son Cégep, sa mère l’a encouragée de vivre l’expérience de la cueillette des cerises avec son amie d’école, L. Son amie avait déjà passé un été dans l’Okanagan et avait des contacts à l’extrémité sud de la vallée, où les premières cerises doivent être cueillies au mois de mai et de juin. En arrivant dans la vallée, ce qui a le plus impressionnée Romane, c’est :
« le paysage, les montagnes (…) la vallée, être dans le milieu de nulle part ».
– Romane, Entretien, 2019
Née en 1997, Romane a toujours vécu dans la même maison avec son frère, sa sœur et sa mère. Ses parents sont des professionnels : sa mère (née à Québec) enseigne dans un Cégep et son père (né à Trois-Rivières) travaille dans le secteur communautaire. Elle n’est pas la première voyageuse de la famille : son père, alors qu’il était jeune cinéaste, a parcouru le monde entier dans le cadre du tournage d’une série télévisée intitulée « La course autour du monde ». Ses parents ont toujours encouragé Romane à voyager.
Pour Romane, cueillir des cerises était une première expérience de vivre loin de chez soi, de travailler manuellement et de vivre dans des conditions très rudimentaires. Leur première ferme dans la vallée était assez organisée pour les travailleurs saisonniers et il y avait :
« des cabanes, un frigo, un poêle, une cabane – un toit ».
– Romane, Entretien, 2019
Ceci est un peu inhabituel, car de nombreuses fermes dans le sud de la vallée sont petites et elles n’offrent que des formes d’hébergement très rudimentaires ; parfois il n’y a qu’un tuyau d’arrosage et un endroit où les cueilleurs peuvent installer une tente. Le logement des ouvriers saisonniers Québécois est depuis longtemps une question controversée dans la vallée (voir aussi le vidéo clip ci-dessous : Les cueilleurs de fruits de l’Okanagan-Similkameen, Colombie-Britannique).
Le travail saisonnier est un travail difficile, même pour Romane, très athlète, qui avait déjà travaillé pendant qu’elle était étudiante comme « entraineur en gymnastique ».
Romane parle d’avoir enduré une période « super froide » en mai :
« On commence avant la levée du soleil. Et l’on travaille dix heures sans arrêt. Après c’est trop chaud pour cueillir des cerises. »
– Romane, Entretien, 2019
En fait la vallée est aride : les vergers sont devenus possibles lorsque les systèmes d’irrigation ont pu transformer les vergers non cultivées et les ranchs de bétail en vergers.
Pendant leur séjour à la première ferme, Romane et L. ont rencontré dix autres Québécois, pour la plupart des étudiants en philosophie dans une université montréalaise :
« On était avec dix gars qui étaient plus là pour faire la fête. Nous, on voulait faire de l’argent. On buvait pas. On écrivait. On dessinait »
– Romane, Entretien, 2019
Elles avaient en effet souvent le temps de dessiner et d’écrire, car elles attendaient parfois des jours sans travailler pendant que les cerises mûrissaient. Romane et L. ont très vite compris que le travail de cueillir des cerises : « Ce n’est pas quelque chose pour faire de l’argent ».
C’était pour Romane et plusieurs autres jeunes du Québec avant tout un rite de passage, un entre-deux, des vacances de travail loin de chez soi dans un cadre exceptionnel.
« L’expérience. Être autonome. Lavage. Calculer l’argent. Nourriture. Organisation au quotidien. S’adapter. Et changer d’endroits plusieurs fois. Se débrouiller – Je l’avais jamais fait. Être loin de ma famille… Le travail, je suis capable de le faire. Je ne pensais jamais faire ce type de travail. La corne partout. (…) C’était une grosse adaptation ».
– Romane, Entretien, 2019
Romane et L. ont pu profiter de l’aide d’un Montréalais d’origine souvent appelé « mononcle Ron », qui a fait de la vallée son point d’amarrage ; il met en contact les jeunes cueilleurs québécois et les arboriculteurs fruitiers qui ont besoin de main d’œuvre. « Mononcle Ron » découvre plus de travail pour Romane et L. plus loin dans la vallée, dans une ferme où travaillaient principalement des travailleurs mexicains, munis d’un visa de six mois, grâce à un programme canadien destiné aux travailleurs agricoles étrangers. Pour se déplacer dans la vallée, Romane et L. ont fait de l’auto-stop avec tout leur équipement de camping, provisions et seaux à cueillette.
De fait, plusieurs des cueilleurs de cerises québécois arrivent à l’Okanagan en groupe, parfois juste de jeunes hommes, des fois en groupe mixte voire en couple homme-femme ; mais c’est relativement rare de trouver deux femmes qui font la cueillette toutes seules. « Mononcle Ron » garde un œil protecteur sur les jeunes femmes qui voyagent toutes seules par le biais de placements dans des fermes avec des conditions relativement bonnes.
Le long de l’été, Romane et L. ont rencontré surtout d’autres québécois et n’ont pas eu beaucoup besoin de l’anglais. Il n’y avait pas de contact avec les travailleurs mexicains sur la même ferme. Des ouvriers agricoles du Mexique et des Caraïbes assurent la plupart des travaux dans les vergers mais ne peuvent pas assumer la récolte – ce qui explique le besoin de cueilleurs de fruits, qui font du travail très intense, mais de courte durée. Les jeunes Québécois, principalement des étudiants de Cégep, répondent à ce besoin depuis la fin des années soixante-dix.
Romane et L. rencontrent aussi des « jeunes un peu plus vieux », des Québécois qui vivent pour voyager. Romane se souvient d’être étonnée par leur manque de sentiment d’appartenance à leur famille et au Québec. Elle se dit confrontée par ce style de vie qui ne la « rejoignait » peu. Son amie L. est au contraire très attirée par la liberté de vivre autrement (voir vidéo clip_Romane #2).
« La vie c’est un voyage, de ville en ville, de pays en pays ».
– Romane, Entretien, 2019
Pour Romane, vivre les conditions de travailleuse agricole lui permet d’explorer sa relation avec son corps par l’écriture, de réfléchir sur la manière dont la société se concentre sur le corps de la femme. Romane est allée en Colombie-Britannique sans rasoir et sans maquillage et son été comme saisonnier lui a donné la liberté d’explorer une autre façon d’être.
« Sans maquillage. Être naturelle dans la nature (…) Les miroirs sont en ville. »
– Romane, Entretien, 2019
À la fin de la cueillette, Romane choisira de rentrer à Montréal pour commencer des études en droit. Elle s’implique comme toujours dans la vie étudiante et est active dans l’association étudiante et dans le « Cheer Club ». Elle continue d’écrire et à se poser des questions sur sa vie et sa carrière. Elle pense que le choix de carrière est important, car le travail devient un élément important de l’identité.
Romane ne choisira pas de retourner à la cueillette des cerises. L’été suivant, elle trouvera plutôt un travail d’été à Ottawa comme guide au Parlement canadien. À Ottawa, elle partagera un appartement avec d’autres jeunes qu’elle ne connait pas et elle travaillera dans les deux langues, ravie de pouvoir améliorer son anglais. Elle fera un voyage à Toronto et aussi à Calgary et Banff avec son copain.
À la fin de ses études universitaires à Montréal, Romane vit toujours à la maison et s’entend très bien avec sa mère et ses frères et sœurs plus jeunes. Elle se sent très ancrée dans ses relations étroites avec sa mère, sa famille.
Son plan à long terme est de rester à Montréal car elle est attachée au Québec et à Montréal, mais elle n’est pas sûre de travailler en droit.
Romane peut s’imaginer vivre ailleurs, mais jamais de façon permanente. Elle aimerait travailler dans une auberge au Guatemala afin d’améliorer son espagnol et de passer d’autres vacances dans l’Ouest canadien et dans les grands parcs. L’idée de voyager pour le travail et d’utiliser des langues autres que le français pour le faire lui plait.
Elle a perdu le contact avec L., qui est partie explorer le monde avec un appareil photo après avoir terminé ses études en photographie.